François Martin - Ladislas Starewitch, « Cinema… makes the dreams of the imagination visible » - In Praise of The Shadows

François Martin : Ladislas Starewitch (1882-1965), « Le cinéma… rend visibles les rêves de l’imagination »[1]. (texte publié dans le catalogue de l'exposition : In Praise of the Shadows)

   Lorsque Ladislas Starewitch passe à Constantinople il vient de quitter la Russie à l’automne 1919 et se dirige, comme toute une cohorte d’artistes fuyant la guerre civile et la révolution bolchevique, vers l’Italie puis la France où il arrive à Noël 1920. A 37 ans il est à un tournant de sa carrière.
  L. Starewitch est alors un des plus grands et des plus connus des cinéastes « russes » bien qu’il soit de nationalité polonaise, comparable à Iakov Protazanov, Evgueni Bauer ou Piotr Tchardynine[2]. Il a réalisé des films d’animation dont certains, La Cigale et la fourmi, 1911, ont déjà été distribués hors de Russie et des films avec acteurs (Ivan Mosjoukine notamment) produits surtout par lui-même ou par Alexandre Khanjonkov. Dès cette époque les films qu’il réalise sont aisément identifiables par les poupées animées qu’il appelle « ciné-marionnettes » mais aussi, dans les films avec acteurs, par l’abondance de trucages et d’effets spéciaux. En effet il a d’emblée perçu et conçu le cinéma comme un moyen d’expression nouveau en rupture avec les arts connus, comme le théâtre qu’il connaît bien et son intérêt se porte plus sur l’effet qui peut être produit à l’écran grâce à la diversité de la technique cinématographique que sur le simple récit d’une histoire. Rares sont, comme L. Starewitch, les cinéastes reconnaissables par leur style.
   Les voies qui l’ont mené vers le cinéma sont simples et multiples. N’ayant jamais apprécié l’aspect routinier et organisé ni de l’école, ni de son premier emploi de fonctionnaire il n’a de cesse de quitter les sentiers battus… Dès l’adolescence il pratique l’école buissonnière, plus tard employé au cadastre de la ville de Kovno (Kaunas, Lituanie) il dépense plus d’énergie à explorer la ville et ses alentours qu’à rédiger des rapports. Même si son père a constamment eu le souci de son éducation, Ladislas est largement un autodidacte. Il devient passionné de papillons et d’insectes, rassemblant une large collection grâce à ses captures et ses échanges, étudiant leurs modes de vie. Pour subvenir à ses besoins il dessine, réalise des caricatures pour des journaux et, pour son plaisir, devient acteur de théâtre. Les nouvelles techniques l’attirent, il convainc son père de lui acheter un appareil photographique et le directeur du Musée de Kovno de le laisser filmer la vie lituanienne. C’est ainsi qu’il réalise ses premiers films en 1909, au moment où le cinéma vient de débuter en Russie. Tout naturellement sa curiosité le pousse à essayer de filmer les insectes mais au moment où il allume les projecteurs, effrayés par la lumière, les Lucanus Cervus se figent aussi va-t-il tenter de reconstituer la scène en utilisant des insectes morts animés image par image. Cette idée de recourir au cinéma qu’on appellera ensuite « le cinéma d’animation » lui est sans doute venue après avoir assisté à la projection du film d’Emile Cohl Les Allumettes animées (1908)[3], le fait important est la satisfaction qu’il en retire et la naissance de cette volonté désormais constante de réaliser des films. A la technique très vite maîtrisée de façon remarquable, il ajoute des histoires qui expriment toute l’influence  de fabulistes comme Esope, Krylov et La Fontaine, de grands écrivains, russes surtout (N. Gogol) mais aussi polonais (G. Zulavsky) ou allemands (Goethe), de dessinateurs comme W. Kaulbach et Grandville ou de peintres comme A. Böcklin. Lui-même a écrit nombre de scénarii originaux. Mais quelle que soit l’origine de l’histoire, L. Starewitch la transforme en un prétexte pour entraîner le spectateur dans son univers unique où se mêlent l’humour, l’inattendu, la poésie et toutes les facettes de la nature humaine (amour, trahison, cruauté, cupidité, roublardise…) avec le constant souci de l’effet cinématographique. A propos du premier film qu’il tourne image par image, La Lutte des cerfs-volants, 1910, il observe :

« Reconstituer les mouvements fut pour moi un jeu d'enfant. […] Je déterminai les étapes du combat et dessinai les différentes phases du mouvement. Avant de les photographier, je décomposai chaque mouvement en une série de poses (16 à la seconde) et je pris un cliché de chaque pose. La scène était éclairée par des ampoules.
   Absorbé par ce travail, je ne vis pas défiler le compteur qui marqua quinze mètres sans que je ne m'en aperçoive.
  Lorsque je visionnai le film, je fus frappé par la fluidité du mouvement que j'avais reconstitué. Cette lutte était belle, peut-être trop belle.
   Bien plus tard, réfléchissant sur le mouvement, j'en compris la raison.
  Je vais tenter de l'expliquer : quand on regarde la pellicule d'un film représentant un cheval au galop, on constate que, sur au moins un tiers des clichés, la position des jambes du cheval est disgracieuse. Cette maladresse qui semble artificielle dans le mouvement décomposé passe inaperçue au moment de la projection.
   Par contre, s'il dessine ce même cheval au galop, l'artiste tâchera d'escamoter les poses qui choquent son regard, et de cette manière, il introduira une espèce d'harmonie entre les différentes phases du mouvement.
   De cette manière, bien qu'illustrant la même chose, le dessin se distinguera de la photographie d'après nature, par une élégance singulière.
   C'est à cette occasion que je découvris également le rôle des pauses et la façon dont elles faisaient ressortir le mouvement suivant.
  Pendant le montage, lorsque j'éliminai les pauses intervenant entre les diverses étapes de la lutte, le film se transformait en une sorte de galimatias sans queue ni tête.
   Par la suite, j'introduisis toujours des pauses non seulement dans les films animés mais aussi dans ceux que je tournai avec des acteurs. »[4]

   Ses premières marionnettes représentent des animaux mais très tôt elles peuvent être anthropomorphes. Il mêle aussi marionnettes et personnages réels, souvent sa fille cadette Nina dans les années 1920, réalisant alors des trucages particulièrement réussis tel que celui où Nina s’agite dans la main d’un géant (L’Horloge magique, 1928) comme Fay Wray s’agite dans la main de King Kong quelques années après. Mais plus que sa technique d’animation devenue époustouflante, c’est surtout l’univers même de L. Starewitch qui a influencé ou influence encore des réalisateurs comme Tim Burton, Nick Park, Peter Lord, les Quay Brothers, Tadahito Mochinaga ou Yuasa Masaaki. Après la projection de son seul long métrage, Le Roman de Renard, il écrit :

« J'exprime donc également mon enthousiasme. Je pense que si mon film, Le Roman de Renard, avait été tourné par quelqu'un d'autre, j'aurais renoncé à poursuivre dans cette direction.
    J'admire que mes créatures soient capables non pas de jouer mais de vivre et d'agir selon leur personnalité.
   Les séquences « psychologiques » sont rarement aussi bien rendues quand elles sont jouées par des acteurs vivants.
   La seule chose qui empêche le spectateur de s'identifier totalement à l'intrigue, c'est l'admiration qu’il ressent pour les prouesses techniques du film : « Comment peut-on, dans cet univers fantastique, susciter une telle impression de réel ? ... »[5]

   L. Starewitch est né à Moscou en 1882, il passe son enfance à Kovno où il tourne ses premiers films ethnographiques en 1909. Son succès rapide le ramène à Moscou en 1912, capitale du cinéma russe. La dégradation des conditions de travail le pousse à l’exil et arrivé en France, il s’installe très vite à Fontenay-sous-Bois, en 1923, où il installe son propre studio et réalise sans doute ses chefs-d’œuvre ; il décède en 1965.
  Pour ses films il conçoit et fabrique ses marionnettes, il est scénariste, décorateur, animateur, éclairagiste, réalisateur… Il fait à peu près tout lui-même entouré d’une équipe minimum composée de ses filles Irène et Nina, et de sa femme Anna. Outre A. Khanjonkov, deux autres producteurs ont compté dans sa carrière : Louis Nalpas et Alexandre Kamenka. Au total, au long d’une carrière cinématographique qui a duré près de 50 ans, Ladislas Starewitch a réalisé près d’une centaine de films dont ont été conservés 14 de la période russe et la totalité des 31 réalisés en France auxquels doivent être ajoutés trois films muets des années 1920 sonorisés en 1932. Aucun des films avec acteurs n’a été conservé en totalité (images et cartons) par contre tous les films d’animation ont été conservés entiers sauf La Lutte des cerfs-volants (1910) et Pégase et le coq (seul dessin animé, 1912) soit 40 films d’animation d’une durée totale d’environ onze heures et trente minutes[6]. En 2003 Les Contes de l’horloge magique reprennent trois courts métrages des années 1920 accompagnés d’une musique originale et dont les cartons ont été remplacés par une voix off. C’est une tentative reçue comme très positive de rendre plus accessibles à un large public les films muets.
   Les films réalisés par L. Starewitch ont été diffusés dans le monde entier et plusieurs ont été primés comme La Voix du rossignol qui a reçu le prix Hugo Riesenfield du meilleur court métrage pour l’année 1925 aux Etats-Unis d’Amérique et Fleur de fougère le premier prix pour le meilleur dessin animé du XIème Festival International du Film pour enfants dans le cadre de la Biennale de Venise en 1950.

   Depuis 2007, tous les films conservés sont restaurés et visibles, il est donc temps de (re)découvrir Ladislas Starewitch[7].

François Martin, février 2008.


Notes

[1] L. Starewitch : Pamietnik. Souvenirs rédigés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, texte dactylographié.

[2] Voir Testimoni silenziosi Film russi 1908-1919 / Silent Witness, Russians Films 1908 - 1919, Le Giornate del Cinema Muto, Edizioni Biblioteca dell’immagine (Pordenone, Italie), British Film Institute, Londres, 1989. Le Cinéma russe avant la révolution Ramsay-Cinéma, Paris, 1989.

[3] Nous rédigeons ce texte le jour (24 février 2008) où nous apprenons le décès de Pierre Courtet-Cohl, petit-fils et grand connaisseur d’Émile, qui nous avait donné ces renseignements. Il y a une certaine analogie entre la formation d’E. Cohl et celle de L. Starewitch même si la différence d’âge est grande au moment où chacun se lance dans le cinéma (51 et 27 ans).

[4] L. Starewitch : op. cit.

[5] L. Starewitch : op. cit.

[6] Testimoni silenziosi Film russi 1908-1919, op.cit. et Le Gionato del Cinema Muto, 2007, 26th Pordenone Silent Film Festival, Pordenone, Italie, 2007.

[7] Pour plus de détails : Léona Béatrice et François Martin : Ladislas Starewitch, L’Harmattan, Paris, 2003, 484 pages ; et le site web : http://perso.orange.fr/ls/